Depuis 300 millions d'années, l'évolution adapte le lait maternel au cerveau du bébé: du lait de vache pour un cerveau humain?
En moins de quatre semaines, la présentation TED de 10 minutes de la professeure associée Katie Hinde intitulée « What We Don’t Know About Mother’s Milk » (Ce que nous ne savons pas sur le lait maternel) a enregistré plus de 685 000 vues et passionné autant de personnes autour du dialogue mondial sur l'allaitement. Qu'est-ce qui, dans l'analyse transversale sur les espèces ou dans les comparaisons portant sur la lactation, bouleverse le champ de la science de l'allaitement et amène les gens à en parler différemment ?
Lors du 12e Symposium international sur l'allaitement maternel et la lactation, la réponse était claire : le contexte. La comparaison du lait entre les espèces révèle que la bifurcation de chaque espèce qui évolue dans une voie distincte influence directement l'évolution du lait de l'espèce en question. Les résultats dévoilent une fabuleuse diversité des composants du lait maternel entre les différentes espèces et prouvent que le lait de chaque mammifère est parfaitement adapté pour nourrir ses propres petits.
« On s'imagine que les dinosaures étaient là avant les mammifères », affirme Katie Hinde, « En réalité, ils ont coexisté. Il y a plus de 300 millions d'années, les synapsidés et les sauropsidés se sont séparés ; les synapsidés sont devenus des mammifères et les sauropsidés des dinosaures et des reptiles. »
À ce moment-là, le lait a commencé à évoluer pour devenir cette adaptation mammifère unique qui apporte protection et nutriments aux rejetons, bien avant l'apparition des premiers dinosaures connus, il y a 230 millions d'années. Les mammifères se sont distingués par cette capacité exceptionnelle des mères à « liquéfier leur organisme pour nourrir leurs petits », comme le clame haut et fort Katie Hinde. L'organisme maternel s'étant déjà adapté à l'environnement dans lequel il vit, cette liquéfaction transmet l'adaptation sous forme de subsistance et permet aux jeunes de chaque espèce de grandir, de se développer et de prospérer indépendamment de l'approvisionnement en nourriture et en eau potable disponible à proximité.
Depuis 300 millions d'années, le lait poursuit son évolution pour satisfaire aux besoins de chaque organe du corps d'un jeune mammifère, y compris le plus complexe : le cerveau. Cette histoire de l'évolution permet de mieux comprendre comment le cerveau humain, toujours plus sophistiqué que toutes les technologies humaines et exponentiellement plus complexe que le cerveau animal le plus intelligent, se contente de lait maternel dans ses premiers mois de vie. Le lait maternel humain est comparativement aussi complexe que celui de tous les autres mammifères.
Le lait maternel contient des centaines de milliers de molécules bioactives[i], dont la plupart influence directement ou indirectement le cerveau. Les acides gras à chaîne longue du lait maternel humain forment la gaine de myéline autour des neurones, ce qui accélère et complexifie le fonctionnement cérébral.[ii] Plus de 400 protéines[iii] non seulement nourrissent l'organisme, mais activent aussi le système immunitaire et délivrent des neurotrophines qui protègent et cultivent les neurones cérébraux. Au moins 200[iv] catégories distinctes d'oligosaccharides (prébiotiques) alimentent le microbiome (flore intestinale) et jouent un rôle décisif dans l'immunité tout au long de la vie. En renforçant le système immunitaire, ils réduisent l'inflammation du cerveau et facilitent indirectement son développement. Il semble que les cellules souches pluripotentes[v] circulent dans tous les organes du nourrisson, y compris le cerveau, pour en faciliter le développement. Les micro-ARN sont de puissants régulateurs génétiques[vi] qui favorisent le développement sain des cellules, dont les cellules blanches et grises de l'immense cortex et l'extraordinaire réseau de fibres qui relie les régions cérébrales caractéristiques de l'intellect humain.
« Parmi les 7 000 mammifères, dont presque 40 % sont des rongeurs et des chauves-souris, les primates présentent les conditions de vie et les relations sociales les plus élaborées », affirme Katie Hinde. « Les conditions de vie humaines, en particulier, témoignent manifestement d'une complexité sans équivalent du cerveau humain. Obtenir de la nourriture est très important, mais autant que vos rivalités et vos amitiés. Nous résolvons les problèmes, nous coopérons, nous entrons en concurrence et sommes des stratèges. Nous menons des vies d'une incroyable complexité, sur la base des enseignements tirés de notre croissance et de notre développement. Ces enseignements sont structurés, nourris et bâtis par le lait maternel. » Ni le cerveau humain, ni le lait maternel humain n'ont d'équivalents.
Les récentes recherches de Katie Hinde tentent d'identifier comment les hormones exceptionnelles du lait maternel déterminent son affectation à l'alimentation des nourrissons ou au développement de leur cerveau et de leurs organes. « Une calorie ne se brûle qu'une fois. Il faut bien un chef d'orchestre pour décider comment une calorie devient aliment ou tissu », s'interroge Katie Hinde. « Les hormones du lait maternel guident la décision de l'organisme lorsque des choix s'imposent : alimenter la croissance ou l'action comportementale. Ce processus varie selon les mammifères, la culture et même selon l'environnement communautaire de la mère. Chez les humains, le processus est extrêmement complexe. »
La façon dont le lait maternel forme le cerveau du nourrisson et du jeune enfant a bien plus de répercussions que son seul développement cognitif. Les recherches récentes sur les femmes montrent que le lait maternel et l'allaitement améliorent aussi le développement cognitif ultérieur pendant les tumultes de l'adolescence[vii]. Au-delà de ce constat, le cerveau régit le parcours de vie de l'organisme. Un cerveau formé et alimenté de manière optimale grâce au lait maternel, fruit d'une longue évolution parfaitement adaptée au cerveau, délivre des instructions optimales à l'organisme durant toute sa vie.
Aussi séduisant que soit le tableau de Tarzan orphelin, bercé et allaité par une guenon, il reste totalement fantaisiste. En réalité, une guenon n'apporterait que les fondamentaux au cerveau et à l'organisme d'un nourrisson humain. L'héritage commun du lait des primates se compose de similarités strictement rudimentaires : des pourcentages grossièrement équivalents de graisses, sucres et protéines de lait. Le lait de la guenon (ou des femelles chimpanzés, plus proches cousines des humains) ne contient pas les composants nuancés du lait maternel humain. Le cerveau de Tarzan aurait souffert du manque des composants du lait maternel nécessaires à sa saine croissance ; voilà qui expliquerait son mutisme.
Qu'en est-il du lait de vache ? La généreuse abondance du lait de vache destiné à la consommation humaine témoigne-t-elle d'une compatibilité particulière entre ce dernier et les humains ou leurs bébés ? « En fait, chez les mammifères, dit Katie Hinde, les humains partagent des ancêtres communs plus récents avec les rats qu'avec les vaches. » Un petit verre de lait de rate ? Santé !
Néanmoins, ce n'est pas l'adéquation génétique, mais plutôt la disponibilité mondiale et industrialisée du lait de vache - il faudrait beaucoup plus de rates pour obtenir autant de lait - qui en fait la base de la plupart des substituts au lait maternel (laits maternisés). Moins de 40 % de la population de nouveau-nés est exclusivement allaitée pendant les six premiers mois fondamentaux de leur vie[viii]. Cela signifie que 60 %, soit environ 78 millions de nouveau-nés chaque année, sont nourris avec un lait de substitution profondément inadapté à leurs besoins génétiques de nourrissons humains et singulièrement peu optimal pour leur développement cérébral.
Le lait de vache ne satisfait pas les besoins du cerveau d'un nourrisson humain. La science, à ce jour, n'a pas été capable de reproduire les milliers de composants nécessaires pour créer un substitut proche du lait maternel. Katie Hinde conclut : « Le lait maternel est à la fois nourriture, médicament et signal ; C'est la première nourriture qu'un bébé a à manger depuis le début de l’humanité, et nous ne disposons pas d’assez de connaissances pour le reproduire. »
Professeure associée Katie Hinde
Créatrice du blog « Mammals suck... Milk! » La professeure associée Katie Hinde promeut la vulgarisation scientifique de la lactation auprès d'une nouvelle génération de parents, de cliniciens et d'universitaires. Professeure associée au Centre for Evolution and Medicine et à la School of Human Evolution and Social Change de l'université d'État de l'Arizona, elle dirige le Comparative Lactation Laboratory du California National Primate Research Centre. Elle a également été membre du conseil exécutif de l'International Society for Research in Human Milk and Lactation.
[i] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3586783/
[ii] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3777218/
[iii] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/24452231
[iv] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3983013/
[v] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/22865647
[vi] http://www.fasebj.org/content/29/1_Supplement/582.8.short
[vii] https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3777218/
[viii] https://www.unicef.org/nutrition/files/Breastfeeding_Avocacy_Initiative_Two_Pager-2015.pdf